Traînant comme Saül ma pourpre solitaire,

J’y cache les débris de mon cœur éclaté.

 Maurice du Plessys

 

Carnets d’un voyou
Récit
 de Suzanne Bujot

 

Si vous pensez que j'ai révélé des secrets, je vous fais mes excuses.

Si vous pensez que tout cela n'est qu'un tissu d'absurdités, prenez-y plaisir.

Cité par Jean Louis Maunoury Le Rêve du somnanbule - Paris, Le Seuil 2001
Cette phrase de Drukpa Kunley, Tibétain du XVIe siècle, est reprise par Clément Rosset
dans Faits divers - Puf, 2013

 

*

 

Après sa mort, en cherchant dans ses manuscrits pour y trouver la suite d’un fragment de texte que j’avais découvert, je suis tombée sur deux carnets de moleskine noire dans lesquels mon mari parlait de moi. J’étais loin d’imaginer qu’il s’agissait de ma condamnation.

 

Premier carnet

Ma vie personnelle est un désastre. Je n’ai même plus la force de m’évader hors des livres. Marié à une femme qui a beaucoup de qualités mais qui me terrifie par sa violence, qui ne me ménage jamais, même en paroles, n’hésitant pas à me pousser si je la gêne, à m’insulter si j’ai fait quelque bêtise (et cela m’arrive assez souvent, parce que je rêve, comme tous les égoïstes – parce que je n’ai aucun sens pratique). Je mène une existence craintive, tendant perpétuellement le dos aux coups du sort. Je suis certain maintenant que je prends une sorte de plaisir à ces malheurs. 

Arriverai-je un jour à sortir de tout cela autrement qu’en rêve ? Je ne le crois pas. Il y faudrait des dons que je n’ai pas, que je puisse raconter des histoires en m’attachant aux faits, rien qu’aux faits. Or ce qui me manque le plus, c’est le courage. Avec du courage, je pourrai réagir, je m’attacherai chaque jour à ma tâche. Je sais depuis quelque temps que la littérature c’est beaucoup plus simple que je m’imaginais quand j’avais vingt, trente quarante ans, et qui m’a stérilisé depuis toujours. La littérature c’est tout simplement d’être soi-même dans ce que l’on fait ; et si l’on a du talent, il apparaît naturellement.

 

Deuxième carnet

La nuit a été terrible. Ma vie est hors de ma vie en quelque sorte. Ma lâcheté m’a mis sous les ordres de quelqu’un d’autre, malheureusement pas très normal. Tous les jours je subis des scènes effrayantes. Tout est saccagé. Mes « mémoires » ne sont plus mes mémoires mais quelque chose d’autre, qui est mieux peut être, mais qui n’est plus moi.

Je ne sais pas pourquoi je vis – en tous cas pourquoi je vis ainsi.

Je ne saurais même pas faire ma valise.

Rêver, c’est le seul moyen que j’ai trouvé pour supporter de vivre.

 

 

 

Voici pourtant ce que ce voyou me disait :

(notes prises à la volée par Suzanne Bujot et recueillies dans ces deux petits carnets rouges) 

 

J’ai une femme qui me fait honneur, je vis entouré de gens d’esprit. Si Dieu existait il se vengerait. 

Je suis comme un vieux clou auquel tu as accroché ton amour.   

Je veux encore être cocotté.  

Je ne voudrais surtout pas gêner. 

Quand j’étais enfant, je n’étais qu’une petite ombre. 

Toujours cet appel à être aimé et qui ne peut se satisfaire. 

Quarante ans après tu m’es toujours mystérieuse. 

Enfant, j’attendais les coups qu’allait m’infliger la vie. 

Tu sais bien que je te suivrais jusqu’à la Terre de Feu.  

Mon enfant chéri. 

Je puise dans mon cœur de quoi te rendre heureuse. 

Tu es un diamant dont on se sert comme d’une charrue. 

Nous sommes comme les pôles, l’un positif l’autre négatif, des deux naît l’étincelle. 

Ton petit parapluie noir tire tout son charme de t’appartenir. 

Tout ce que je demande à la vie c’est de t’avoir, le reste c’est du superflu. 

C’est toi qui m’a appris à vivre avant j’existais. 

A propos de mon premier livre quelqu’un a dit : « sa vie est faite et il la joue sur un livre ». 

Tu m’aimes trop, alors je me crois tout permis. 

 Je ne suis pas un créateur mais une plaque sensible. 

 Qu’est-ce qu’ils ont tous à dire du bien de ce livre ? 

Mon livre est comme un diamant que tu aurais taillé. 

 Si tu étais au pouvoir on crierait au fascisme. 

J’ai toujours peur de te perdre.  

 Je ne fais que ce que tu veux. 

J’ai de la chance de coucher avec une gamine de soixante cinq ans. 

Laisse-moi pleurer un tout petit peu … 

Je voudrais que désormais on s’adresse à moi en disant :  « vénérable vieillard » 

J’ai rêvé d’une nuit d’amour avec toi, c’est ma dernière tempête ! 

Je ne mérite pas tout ce dévouement.

Si on n’avait que ce qu’on mérite on n’aurait pas grand chose. 

Nous pourrions nous jeter tous les deux des falaises d’Etretat ? - la vie est trop belle pour la gâcher, c’est ce que qu’il faudrait écrire sur la lettre que nous laisserions sur la falaise. 

Je ne reverrai pas Londres. Nous y avons été si heureux ! 

Je souhaite écrire un roman – c’est un homme qui atteint une sorte de sentiment du divin et qui en meurt. 

 Quand on tire la queue du chat pour s’amuser il ne doit pas trouver ça très agréable. 

Je suis comme ces plantes que tu arroses tous les matins, j’ai besoin de ta rosée. 

Chacun d’entre nous a sa petite besace qu’il traîne. 

Qui se glisse par tous les interstices ? 

Je peux me passer de livres, je ne peux pas me passer de toi. 

Les femmes n’ont pas d’indulgence, elles n’ont que de l’amour. 

Tu aimes bien quand je te mords ?   

C’est à cause de toi que je suis malade. 

Tu perds ton temps avec amour. 

L’idée que tu t’éloignes me réveille. 

 Il faut mourir mais ne pas s’en vanter. 

Je t’apprends à être heureuse parce que tu ne sais pas le faire. 

J’ai peur des femmes, j’ai peur des hommes, j’ai peur de tout sauf des livres.

 Tu es ma petite molécule. 

Je suis un vieux caillou roulé par tant de torrents. 

Je suis comme une vieille bougie qui va s’éteindre. 

 Ne sois pas triste, je suis heureux. 

Tu te jetterais dans le feu pour moi mais je n’en vaux pas la peine. 

Je me contente de tout parce que j’ai le principal. 

 Quand tu n’es pas là, je retourne à l’état sauvage. 

Mahomet avait interdit aux femmes de parler, c’était un homme de bon sens. 

Pendant que tu écris mon oeuvre je peux dormir. 

On se fera des baisers et on oubliera qu’on a faim. 

Je suis heureux quand je suis dans tes bras.

Il y a quelque chose entre nous qui est "infracassable". 

Je ne fais plus partie de tes amants mais de tes amoureux.

Tu as vu les yeux enjôleurs que je te fais ? 

Laissons tout ça dans le vague et c’est délicieux. 

Je suis autocollant et indélébile. 

Heureusement que j’ai encore la force pour te contraindre à venir m’embrasser.

Arrête de me faire la cour, je finirai par aimer ça. 

Viens m’embrasser, ça t’apprendra à avoir seize ans de moins que moi. 

Nous devrions divorcer pour avoir le plaisir de se remarier.

Quand tu n’es pas là, je n’existe plus. 

On ne s’ennuie pas avec toi, une personnalité heurtée et contradictoire. 

Je ne veux pas mourir pour ne pas te faire de peine. 

Tu es ma rose et je suis ton souci. 

Tu t’es dit : je trouverai peut être pire ailleurs et tu m’as gardé. 

Je te plais encore ? Alors tu as de drôles de goûts ! 

Tu es mon port d’attache. 

Si tu viens sur le lit, je te donnerai 100 euros, si tu viens tout de suite ce sera 120 euros. 

La seule chose qui me maintienne en vie, c’est la curiosité de ce que tu fais. 

Il continue de te courtiser ton vieil amant ! 

Ma vie ne tient plus qu’à un fil et ce fil c’est toi. 

Je n’ai plus qu’un désir c’est de te plaire.

Tu es mon violoncelle et j’en joue pour en tirer des sons merveilleux. 

Tu ravives chez ce vieillard de 90 ans les émois d’un jeune homme de 18 ans.

Tu me pardonnes tout parce que je suis un voyou.

 

Combien de fois ai-je entendu cette phrase : « ne sommes-nous pas heureux ? ».

Jamais il n’aurait pu vivre seul. Son angoisse d’être abandonné a submergé sa vie. Malgré ou à cause de nos caractères différents il s’est attaché à moi comme on s’accroche à  une bouée.

Il n’aimait pas les visites ; préférant rester seul avec moi, surtout les visites impromptues :

                - des soi-disant amis qui viennent vous emmerder à domicile.

Il n’aimait pas non plus les vacances mais finissait toujours par me suivre. Il voulait aller en vacances à Limoges parce qu’il y avait un bon libraire d’occasion. Quand j’en avais assez, nous allions ailleurs mais il emportait une valise pleine de livres et souvent en achetait d’autres sur place. Il s’isolait dans la lecture alors je rouspétais mais il avait réponse à tout :

                - quand tu n’es pas là je ne peux pas lire. 

Trop respectueux de l’opinion des autres pour les faire changer d’avis, on ne sait pas ce qu’est la liberté tant qu’on n’a pas vécu avec quelqu’un comme lui. Partager sa vie c’est ce qui m’est arrivé de mieux.

 

Suzanne Bujot

 

  

 

 

 

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