Stuart, Dostoïevski irlandais

Francis STUART

Liste noire

Editions Phébus 554 pages

Francis Stuart, né en 1902, mort en l’an 2000 à 98 ans, était le dernier survivant de la grande génération de 1925. Irlandais, il fut le type même du personnage tragique ; à côté de son œuvre, les romanciers anglais apparaissent comme de vieilles commères habituées du salon de Madame Verdurin. Il est issu de Baudelaire, de Melville, d’Emily Brontë, de Proust, de Kafka ; comme il le dit lui-même « l’alcoolisme aidant, les excès de la chair, la tuberculose, les maladies vénériennes, l’amour non payé de retour, la condamnation, le bannissement », tout ce qui mène à la solitude totale, lui ont permis d’explorer des contrées où les vieux systèmes explicatifs ne valaient rien. Joyce avait pris des risques, mais surtout techniques. Seul Lawrence (L’Homme qui était mort) avait perçu ce que Stuart cherchait, mais, ironie du sort, n’avait pas compris lui-même sa découverte. Les livres de Stuart n’ont plu ni à Nadeau, ni à la majorité des critiques, ni aux lecteurs. Pourtant, il a été soutenu tout de suite par Yeats, qui l’a imposé comme poète, puis par son vieux copain Liam O Flaherty.

Stuart, Irlandais absolu, ne s’intéressa ni au nationalisme irlandais, ni aux idées de gauche, mais il a trouvé des maîtresses qui n’ouvraient presque jamais un livre et cependant savaient instinctivement ce qu’il voulait dire. Son mariage était déjà le type même de l’erreur (l’erreur, c’est la vie) ; il se maria avec une femme plus âgée que lui, Isabel Gonne (1884-1954), qui a été brocardée par Yeats.

A girl that knew all Dante once

Lives to bear children to a dunce

 

Elle avait été la maîtresse d’Ezra Pound. Elle lui donna plusieurs enfants. Mais il était déjà loin, à Munich, à Prague, à Nuremberg, à Vienne – la Vienne écrasée des années 20, faisant la cour à une prima donna, à une jeune Américaine. Il combattit aussi dans l’Armée Républicaine Irlandaise, fut emprisonné, devint boxeur. Avec son air de voyou tranquille et menteur, il plaisait aux femmes. Il n’aimait pas les prêtres irlandais « à la pensée bourrée de dogmes indigestes », il souhaitait que « la nuit revienne, celle d’avant le Fiat lux pour l’engloutir avec sa douleur et son humiliation, à la seule condition que le désastre fut complet. » Il aurait voulu que le Christ ne se relève pas d’entre les morts, « l’origine de tous nos tracas ». Il écrivait à toute allure sur des cahiers d’écolier, trouvant ce qu’il écrivait banal et inconsistant, à la recherche de son rythme intérieur. A Paris, malgré les difficultés linguistiques, une petite Française qui l’a dragué perçoit sa maladie existentielle mais prédit : « Tu t’en sortiras peut-être ». Il sera nommé par Bernard Shaw et Yeats membre fondateur de l’Irish Academy of Letters. Ses succès, ses liaisons avec telle ou telle, la guerre civile, les pèlerinages à Lourdes, la mystique, et même l’achat d’un yearling, tout lui semble de la comédie. Il subit l’influence de Rozanov, tente de se confesser : « J’ai besoin non pas du Jésus-Christ que prêche actuellement l’Eglise, mais d’un esprit dont l’idée même me fait trembler. » Le prêtre : « Citez-moi un péché dont le souvenir vous remplit de honte et de repentir. » Il décrit son indifférence à la douleur de sa femme devant la mort d’un de leurs bébés et il est surpris que le prêtre lui donne immédiatement l’absolution. Car il ne va jamais à la messe et ne croit pas à la transsubstantiation.

En 1933, il se rend à Berlin ; il ne tient aucun compte des conseils de prudence ; ne s’agit-il pas d’un poste de chargé de cours d’anglais que d’autres écrivains ont poliment refusé ? Il considère Hitler comme une vieille femme hystérique et se sent plus près de Staline perçu par lui comme un paysan moyenâgeux (il tentera d’ailleurs de se rendre à Moscou, sans succès). Il sent d’ailleurs comme un relent criminel dans ces régimes trop nouveaux. Mais sa femme le pousse à accepter car il enverra de l’argent tous les mois pour les enfants (même pendant la guerre elle restera anglophobe à cause des affreux souvenirs de Cromwell, de la grande famine, de Casement, etc.) Le cours de Stuart à la faculté de Berlin sera paradoxalement le refuge des étudiants anglophiles. Son témoignage sur la vie quotidienne de 1934 à 1945, déjà publié dans d’autres livres, est dantesque. Dernière folie, il est tombé amoureux d’une jeune fille ; alors que sa femme a obtenu son rapatriement et qu’il est à Paris pris en charge par son ambassade, il retourne en Allemagne pour essayer de sauver cette jeune fille. Elle disparaitra à jamais.

On sort de ce livre de mémoires camouflé en roman aussi rompu qu’après la lecture des Démons.

Jean José Marchand

 

 

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