Albert THIBAUDET

Réflexions sur la littérature

Quarto Gallimard 1764 pages 35 euros

La publication, sous la direction d’Antoine Compagnon et Christophe Pradeau, des critiques littéraires d’Albert Thibaudet est un événement parce qu’il s’agit d’un des principaux critiques du premiers tiers du siècle dernier.

Ce gros livre permettra aux lecteurs actuels de découvrir les auteurs pour la plupart négligés aujourd’hui, à tort ou à raison.

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Thibaudet étant mort en 1936, les personnes qui ont pu lire directement en librairie les ouvrages dont il rend compte, (sauf bien entendu ceux qui sont étudiés à l’Université : Gide, Proust, Valéry, Montherlant, Céline, etc.), ont dépassé 80 ans. L’index du livre permettra donc de véritables découvertes, pour beaucoup évidemment décevantes : le temps n’est pas toujours un mauvais juge et il émonde bien des branches mortes. Mais là n’est pas le principal. Seul compte, le mouvement même de la pensée.

Thibaudet était bergsonien et s’efforçait de trouver dans chaque livre, l’élan profond qui avait porté l’auteur. D’où un aspect foisonnant, qui déroutera plus d’un habitué de Barthes ou de critiques plus traditionnels. Beaucoup de nos jeunes contemporains sursauteront quand ils liront par exemple : « le sens poétique de Maurras a été le secret de son influence », avant de réfléchir et de comprendre ce que Thibaudet voulait mettre en lumière : l’élan vital d’une œuvre, qui est le rêve lyrique. Il n’y a pas de critique littéraire digne de ce nom sans attention à l’unique, a-t-il proclamé (NRF du 1er avril 1936, à la veille de sa mort). On se répétera ce message décisif en lisant chacune de ces 1500 pages.

 

Thibaudet avait une méthode à l’opposé de celle de Brunetière, (M. Compagnon a tort de traiter de haut l’idée brunetièrienne d’évolution des genres : il n’est pas sot de se demander pourquoi le roman naît et évolue avec la bourgeoisie, pourquoi le théâtre disparaît complètement en occident de l’an 500 à l’an 1 000, etc.). Brunetière était scientiste et catholique comme Sainte-Beuve était empiriste, disciple de Locke et curieux des alcôves.

Thibaudet explicite sa méthode, de la page 506 à la page 513, à propos du livre de François Mentré sur les générations (livre d’ailleurs remarquable). A la base de tout, selon lui, les générations et la relation d’amour – rivalité entre le père et le fils (ou la fille) ; elle explique le perpétuel renouvellement de la veine créatrice et les modes en littérature, peinture, musique. D’où aussi de complexes relations avec les « grands-pères » et le retour relatif, tous les 60 ans, des idées abandonnées trente ans plus tôt ! Ainsi s’expliqueraient donc les renouvellements profonds tous les 90 ou 100 ans (à peu près). Ces « mises à mort » symboliques font penser à Freud, mais Thibaudet voyait surtout là une série d’évidences : qu’au monde « précieux » de 1630 succéda le classique, puis les « Lumières », puis le courant romantique – symboliste ; il assistait lui-même à la vigoureuse naissance de la littérature « moderne » et surréaliste. (Si l’on suit son intuition, nos jeunes gens verront vers 2015 – 2025 l’éclosion d’un cycle nouveau.)

On en peut discuter, mais cette idée des générations éclaire l’œuvre un peu touffue de Thibaudet. Elle ne lui est d’ailleurs pas propre. Elle avait été soutenue au 19ème siècle par un très original Italien, Giuseppe Ferrari (1812 – 1875), disciple de Vico, auteur entre autres, d’un brillant pamphlet contre la philosophie envahie par les professeurs depuis Kant et Hegel, Les philosophes salariés : ni Jacob Böhme, cordonnier, ni Descartes, capitaine de cavalerie, ni Pascal, ni Spinoza, opticien, ni Schopenhauer, ni Marx, n’étaient des fonctionnaires comme Hegel, Bergson, Heidegger, Foucault. Ferrari avait combattu la politique d’unité italienne de Cavour et de Napoléon III, il était partisan des républiques italiennes, Florence, Milan, Venise, à la manière Stendhalienne. Il mourut député d’opposition. Thibaudet le connaissait, mais de seconde main. En définitive, la plus forte illustration de la théorie des générations littéraires a été donnée par Thibaudet dans son Histoire de la littérature française de 1789 à 1936, publiée à la veille de sa mort (non reproduite ici).

Mais sa force, à nos yeux, est bergsonienne : les perpétuels coups de sonde. La concierge de Juliette Drouet détestait Victor Hugo, ladre, qui ne donnait jamais de pourboire et ne disait jamais bonjour. « C’était un imbécile », disait-elle. (C’était aussi l’avis de Gide et de quelques autres). Diagnostic de Thibaudet : « Victor – Marie, comte Hugo, parlait au peuple, parlait du peuple, mais il n’était pas du peuple. » Goncourt n’a pas connu la faveur de Maupassant, ni la popularité de Zola. Alors Thibaudet : « il détestait les femmes dans ses romans, dans un siècle qui idéalisait la Femme, de Lamartine à Ibsen. »

Les pièces de Shakespeare sont-elles de Lord Derby ? (Thèse fort soutenable pour Peines d’amour perdues). Thibaudet : « Il y a plus de choses dans le ciel et la terre shakespeariens que dans une philosophie livresque ». On pourrait continuer très longtemps les citations. Lisez plutôt le livre.

Le lecteur d’aujourd’hui apprécie peut-être moins les grandes études (le vers iambique en parallèle à l’alexandrin ; la critique gidienne ; le roman catholique ; André Breton comparé à Charles Maurras, une vision de Proust, etc.) Elles sont cependant nécessaires si l’on veut connaître la représentation d’une époque par elle-même. A ce titre, elles sont passionnantes et irremplaçables.

Jean José Marchand

 

 

 

 

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