Jeanne d’Arc restituée en sa mentalité

 

Colette BEAUNE

Jeanne d’Arc

Editions Perrin, 475 pages

Cinquante livres ont été consacrés à Jeanne d’Arc ; certains sont excellents, mais celui de Madame Beaune, professeur à l’université de Nanterre est le premier où on analyse le sens des documents, des mots même, au temps de cette jeune fille, dont l’aventure a fondé le patriotisme français.

Avant Jeanne d’Arc n’existait que la fidélité féodale, l’union personnelle du « féal » à son « seigneur ». Après elle, la France n’est plus seulement le royaume issu de l’éclatement de l’empire de Charlemagne, elle devient un objet d’amour : c’est le sentiment national, qui a subsisté jusqu’à aujourd’hui, malgré les tentatives « européennes », - et même ne fait que s’exacerber, comme on le voit dans les stades et avec les guerres de notre temps.

Mais Jeanne elle-même ? Elle est paradoxalement un exemple de sentiments d’attachement au suzerain, au moment même où elle « invente » la France telle que nous la vivons. Bien entendu, elle ne s’en rendait pas compte. Mme Beaune examine minutieusement le sens véritable de mots du XVème siècle. Jeanne est née sur la frontière (la Meuse, qui passe à Domremy, sépare la France du Saint-Empire, bien que, de chaque côté, on parle le dialecte roman-lorrain ; Jeanne disait TI au lieu de TOI, etc.), mais après elle tout le paysage change, une frontière des mentalités est franchie.

Avant elle, pas de véritable individualisme ; Jeanne se pensait comme la « Pucelle » (ce qui fut vérifié biologiquement lors de son procès) envoyée par ses saintes et par Jésus. Mais déjà à son procès de réhabilitation (1456), on parla de la France comme d’une patrie, une entité. Vingt-cinq ans ont suffi. On ne comparera cela qu’avec la révolution des comportements après 1968 : après Jeanne, la nation, à laquelle on adhère avec son cœur, et non plus seulement en tant que communauté territoriale, est née. L’individu apparaît donc, dialectiquement, avec le patriotisme. On ne pouvait pas prévoir alors les guerres civiles sans fin qu’allaient produire ce nouveau mythe, bien plus destructeur que les guerres des princes (d’autant plus que Jeanne elle-même, nous dit Mme Beaune, attendait… la fin des temps).

Mais ce phénomène, qui dépasse tellement ses « acteurs », comment a-t-il pu survenir ? Madame Beaune étudie minutieusement la mentalité de l’époque, les réactions véritables des gens : ce qu’était « bergère », comment on était une femme au XVème siècle, les raisons bibliques de confier la guerre à une femme, et surtout le prophétisme nouveau des années 1400. On sait que Jésus avait interdit les prophètes après lui ; on a expliqué pourquoi l’Eglise a fait des exceptions : la Sibylle (célébrée dans la liturgie) ; mais c’est pendant la guerre de Cent ans que s’épanouissait le prophétisme, toujours contemporain des grandes catastrophes. On en était arrivé à trouver naturelle l’intervention de Dieu par la voix d’inspirés. C’est peut-être ce qui explique le naturel avec lequel on écouta la jeune fille.

A moins qu’il s’agisse de l’action de « factieux », du parti « Armagnac » ? Mme Beaune analyse très précisément la situation politique, l’action des partisans de Charles d’Orléans (prisonnier) sur l’entourage « barrois » de Jeanne, et ceci fait penser irrésistiblement au livre de Mme Peyrebonne, qui a paru presque en même temps.

Jeanne entendait des voix depuis l’âge de treize ans (c’est une maladie connue des oto-rhinos, la maladie de Menière, peu grave) : au moyen-âge c’était pain bénit pour les Inquisiteurs. Madame Beaune analyse le procès dans l’esprit de l’époque. Ainsi que les discussions d’alors sur l’emploi du nom de Jésus, sur la signification du cierge, etc.

Après un tel livre, on comprend mieux combien la jeune fille était différente de ce que l’Histoire a fait d’elle, mais on ne doute pas de sa sincérité et même de sa sainteté au sens chrétien.

La Jeanne d’Arc de Micheline Peyrebonne (éditions Dualpha), est d’un esprit tout autre. Mme Peyrebonne a écrit plusieurs livres consacrés à l’histoire des familles princières et à la célèbre « Loi salique ». Sa thèse, qui ne contredit en rien le livre de Mme Beaune, est une tentative d’explication du succès étonnamment rapide de Jeanne (on lui confie une armée !) Il serait dû à l’action de la duchesse de Bar et d’Anjou, qui l’avait rencontrée à Domremy en Barrois. Future belle-mère du roi, terrible intrigante selon Philippe Erlanger, elle aurait saisi ce prétexte pour relancer la guerre contre les Anglais, qui avaient confisqué ses biens en Anjou et en Maine, réussissant bien au-delà de ses espoirs.

Reste un mystère. Pourquoi le futur roi n’a-t-il pas pris la tête de son armée alors que son père, Charles VI, commandait à 15 ans l’armée qui écrasa à Rosebecque les Flamands révoltés ?

Jean José Marchand

 

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