Jarry dépassé par Ubu


BARBARA PASCAREL
Commente UBU

Folio Gallimard

260 pages 7,90 euros

Un bilan des travaux sur Ubu était nécessaire,
après un siècle de recherches d’inégale valeur sur le sujet.
Celui de Barbara Pascarel vient à son heure.

Il semblait impossible de résumer en 183 pages la multitude de renseignements qu’ont amassés plusieurs générations de chercheurs, de Charles Chassé à Noël Arnaud et François Caradec, pour ne nommer que quelques-uns des meilleurs. Or, les voici réunis dans ce livre d’une incroyable densité, fermement écrit, très clair et d’une impartialité stupéfiante à propos d’un sujet si controversé. C’est qu’Ubu est devenu un mythe. N’importe quel politicien stigmatisera une décision du parti adverse en la baptisant ubuesque.

On frôle alors le contresens car Ubu est beaucoup plus qu’un politicien idiot, plus que l’image même d’une société : c’est la mystérieuse férocité qui est au fond de l’homme.

Quel est l’auteur de la pièce ? Barbara Pascarel montre qu’il s’agit de la création d’un groupe de lycéens de Rennes ; le scribe en fut Charles Morin, Jarry le très habile metteur en forme (son génie fut de s’identifier au personnage, de le faire vivre dans la société fin de siècle pendant les quelques années de sa courte vie.)
Mais il est issu de ce que j’appellerai faute de mieux « l’invention collective » (terme cher aux futurs surréalistes) des lycéens de Rennes.

Jarry a été dépassé par le personnage qu’il s’efforça d’incarner. On le voit quand on relit toute l’œuvre de l’écrivain. Certes il y a des pages maîtresses (par exemple dans La Dragonne) mais aussi des afféteries symbolardes. Sans Ubu, Jarry figurerait dans les anthologies à côté de son ami Paul Fort, mais pas plus haut. Son cas n’est pas unique. Henry Monnier avait fini par s’habiller et parler comme Joseph Prudhomme ; à contrario, le cévenol Daudet après avoir créé le type pseudo-provençal de Tartarin s’éloigne vers Dickens pour écrire son vrai chef-d’œuvre, La Doulou.

Le cahier vert de dix sous de Charles Morin, manuscrit authentique, est aujourd’hui perdu, mais on sait par Jarry lui-même qu’il l’a à peine modifié. D’autres manuscrits ont également disparu, car il existait une geste entièrement consacrée au modèle, le Père Hébert, d’ailleurs véritable savant, précurseur de la météorologie moderne (Études sur les lois des grands mouvements de l'atmosphère et sur la formation et la translation des tourbillons aériens, thèse de doctorat de physique, 1882), mais qui ne savait pas tenir sa classe, et peut-être complice des chahuteurs (sa fille Alice jouera dans une de ces pièces). Les premières tentatives littéraires du potache Jarry sont loin de la verve qui animait la réunion de galopins (dont il fit partie) et qui s’augmentait peu à peu d’inventions nouvelles, par exemple les « salopins » devenues ensuite les palotins.

Il semble que ce soit bien Jarry qui ait transformé le surnom d’ « Ebé » en « Ubu », mais nous savons que Morin avait écrit seul la pièce sans ratures, sous le titre Les Polonais. Jarry écrivit alors Onésime, l’histoire de la « séduction » d’Alice Hébert, la fille ravissante du prof, par le fils du principal d’Ernée, Octave Priou.

Mais déjà il se tournait vers la littérature et inséra l’essentiel d’Ubu dans sa première grande tentative : César Antéchrist (1895). C’est alors qu’il inventa la pataphysique ou « la science des solutions imaginaires », c'est-à-dire la destruction du sens commun. En cela, il fut original, mais perdit quelque chose d’essentiel qu’il y avait dans l’œuvre des lycéens sans pitié, la férocité d’Ubu. La pataphysique est contredisante, ennemie des lieux communs moraux, alors qu’Ubu ignore tout état d’âme.

C’est en 1896 que la pièce est créée grâce à Lugné-Poe, devant un parterre d’intellectuels, dont le dédicataire Marcel Schwob, par Firmin Gémier et Louise France. On comprit immédiatement que cette pièce était absolument novatrice. Au mot initial, Fagus (ami de Jarry et de Fargue) répondit : « Mangre (Mange)». Le bon Sarcey et Courteline, tombèrent dans le piège et s’indignèrent. André Gide fut révulsé, Jules Renard exaspéré. Le cher Arthur Symons traduisit « mot à mot » le texte à l’oreille de William Butler Yeats (on ne dit pas s’il ajouta une lettre à shit).

L’ancien communard Henry Bauër, fils naturel d’Alexandre Dumas et d’Anna Bauër, défendit la pièce sans comprendre qu’elle n’a pas d’idéologie. La politique d’Ubu, c’est le massacre : « A la trappe », ceux qui ne sont pas ses féaux (la chandelle verte, nous explique Charles Morin, est un signal pour rameuter ses féaux lors des expéditions de nuit) : « Je tuerai tout le monde et je m’en irai ». Ubu est renversement total du monde social. Les rapports amoureux sont inversés, ponctués d’insultes et de coups, le monde est une bouffonnerie tragique, voilà le sens de l’œuvre.

Mais la pièce ? Elle s’insérera quand même dans la vie sociale. Barbara Pascarel a eu raison de rechercher son ascendance dans l’histoire du théâtre, les « parades » (Le marchand de merde, 1736, œuvre d’un grave magistrat). Finalement, on prit le message à la légère : « Si ça porte bonheur, disait Max Maurey, l’auteur doit être heureux ». On pût évoquer Rabelais, après avoir signalé l’influence (évidente) de la lecture de Jules César et de Macbeth sur l’imagination des potaches.

En 1900 Jarry publie Ubu enchaîné où manque de l’avis de certains la verve d’Ubu roi, bien qu’il y brille des variations éclatantes sur le paradoxe de la liberté. René Edme, ami de Pascal Pia, ira très loin dans cette voie : « quand on se révolte, on est déjà soumis ». En corollaire : l’anarchie extérieure fait le jeu de la police. Apparut plus tard Ubu cocu, à l’esthétique « mirlitonnesque » selon Jarry, qui n’a plus la simplicité de l’œuvre-mère, avec son incohérence voulue et un peu systématique. Jarry le sentit. Sa situation financière le contraignit d’exploiter cette veine, Ubu triomphant définitivement de son créateur et continuant sa carrière jusqu’à nos jours.

A ses analyses, Barbara Pascarel joint 70 pages de dossiers, une chronologie, une étude sur les marionnettes au théâtre, des critiques d’Ubu d’époque symboliste, une bibliographie sélective et son livre est un instrument indispensable. Quel dommage que la couverture soit si laide.


Jean José Marchand

 

 

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