Lettres françaises Edition de Bernadette Bensaude-Vincent et Eva Telkes-Klein
CNRS éditions 988 pages 49 euros
Entre les deux guerres, Emile Meyerson (1859-1933) était considéré comme un maître de la philosophie des sciences. Après 1944, la vogue du marxisme et de l’existentialisme l’a fait un peu oublier. La publication d’une partie de son énorme correspondance le remet en lumière.
La théorie de Meyerson a été nommée « causalisme ». Réagissant avec modération contre le positivisme, qui enregistre les régularités qui existent dans la nature, Meyerson suit le langage courant qui parle de « causes ». Mais ce mot commode n’introduit-il pas fort innocemment une connotation secrètement métaphysique ? Meyerson fut mieux accueilli par les religieux (chrétiens ou juifs) que par les empiristes de son époque car il allait plus loin. La science, selon lui, ne doit pas s’arrêter à la conception théologique de la Cause ; elle rechercherait l’identité sous les divers, sous la réalité. Je me souviens que le cher et regretté François Erval me disait que c’était un paradoxe, car il y a plus dans l’enfant que dans le père et la mère. Meyerson en avait d’ailleurs conscience, car il disait que l’explication scientifique détruit son objet : c’est le « paradoxe épistémologique ».
Parmi ses correspondants, on s’attachera particulièrement à son neveu, Ignace Meyerson (1888-1983), beaucoup plus agressif que lui, et disciple fort indocile. On lira aussi la lettre remarquable de René Poirier (1896-1980) assez critique sur la théorie de la relativité. Louis de Broglie, fondateur de la mécanique quantique, sera fidèle à Meyerson jusqu’au dernier jour (tous deux étaient attachés à la notion de cause).
On s’apercevra en lisant ce livre que Meyerson ne portait pas d’œillères ; il était l’ami d’un sociologue, Paul Bourde (1851-1914), l’homme qui réintroduisit l’olivier en Tunisie, dont les idées étaient très loin des siennes, et il alla même jusqu’à faire l’éloge mitigé de son adversaire Paul Déroulède où il décelait un vieux fonds de républicain et même d’humanitaire (p. 163).
En définitive, Meyerson apparait comme un philosophe curieux, débordant sa propre théorie ; pourtant, il suscitait des réactions : « Il faut que vous me regardiez de face comme un monstre… La révolution cartésienne a consisté à se dégager tout à la fois de la logique aristotélicienne et du réalisme euclidien… Le seul progrès de l’esprit est l’intelligence de la réalité singulière et concrète de l’univers » lui écrivait Léon Brunschwig (p. 101). Ils étaient évidemment loin l’un de l’autre bien qu’ils aient pris des positions politiques assez voisines. Sur ce point, on lira les lettres à Couturat, où Meyerson parle excellemment du peuple polonais et de la langue polonaise (idiome d’une complexité exceptionnelle), ainsi que la controverse avec son ami Louis Dumur, républicain anti-allemand. On mesure alors la subtilité de sa pensée.
Jean José Marchand