Emile Meyerson

Lettres françaises Edition de Bernadette Bensaude-Vincent et Eva Telkes-Klein

CNRS éditions 988 pages 49 euros

Entre les deux guerres, Emile Meyerson (1859-1933) était considéré comme un maître de la philosophie des sciences. Après 1944, la vogue du marxisme et de l’existentialisme l’a fait un peu oublier. La publication d’une partie de son énorme correspondance le remet en lumière.

La théorie de Meyerson a été nommée « causalisme ». Réagissant avec modération contre le positivisme, qui enregistre les régularités qui existent dans la nature, Meyerson suit le langage courant qui parle de « causes ». Mais ce mot commode n’introduit-il pas fort innocemment une connotation secrètement métaphysique ? Meyerson fut mieux accueilli par les religieux (chrétiens ou juifs) que par les empiristes de son époque car il allait plus loin. La science, selon lui, ne doit pas s’arrêter à la conception théologique de la Cause ; elle rechercherait l’identité sous les divers, sous la réalité. Je me souviens que le cher et regretté François Erval me disait que c’était un paradoxe, car il y a plus dans l’enfant que dans le père et la mère. Meyerson en avait d’ailleurs conscience, car il disait que l’explication scientifique détruit son objet : c’est le « paradoxe épistémologique ».

Nous ne pouvons entrer ici dans cette discussion. Observons seulement que cette démarche aurait pu déboucher sur une vision existentielle du monde. Il n’en fut rien, on le constatera en lisant les lettres recueillies ici. Pour mieux comprendre, on consultera la correspondance de Meyerson avec le futur général Metz (1891-1968) qui fut avec Rougier, un des rares correspondants du Cercle de Vienne à Paris. Dans ces 75 pages on recueillera de nombreuses précisions (on peut encore trouver d’occasion le livre de Metz, Science et réalité, préface de Louis de Broglie, 1964), ainsi que la critique de Gaston Bachelard et celle de Fruteau de Laclos (Vrin, 2009). Gaston Milhaud (1858-1918), professeur à la Sorbonne, lui avait porté de rudes coups. Milhaud avait bien vu, après Hegel, que nous n’émettons jamais de jugements réellement identiques ; on ne parle d’identité qu’après avoir (légèrement) différencié. Il y a donc toujours diversité dans le réel. La science est-elle, donc, selon Meyerson, commode mais fausse en principe ?

Parmi ses correspondants, on s’attachera particulièrement à son neveu, Ignace Meyerson (1888-1983), beaucoup plus agressif que lui, et disciple fort indocile. On lira aussi la lettre remarquable de René Poirier (1896-1980) assez critique sur la théorie de la relativité. Louis de Broglie, fondateur de la mécanique quantique, sera fidèle à Meyerson jusqu’au dernier jour (tous deux étaient attachés à la notion de cause).

On s’apercevra en lisant ce livre que Meyerson ne portait pas d’œillères ; il était l’ami d’un sociologue, Paul Bourde (1851-1914), l’homme qui réintroduisit l’olivier en Tunisie, dont les idées étaient très loin des siennes, et il alla même jusqu’à faire l’éloge mitigé de son adversaire Paul Déroulède où il décelait un vieux fonds de républicain et même d’humanitaire (p. 163).

En définitive, Meyerson apparait comme un philosophe curieux, débordant sa propre théorie ; pourtant, il suscitait des réactions : « Il faut que vous me regardiez de face comme un monstre… La révolution cartésienne a consisté à se dégager tout à la fois de la logique aristotélicienne et du réalisme euclidien… Le seul progrès de l’esprit est l’intelligence de la réalité singulière et concrète de l’univers » lui écrivait Léon Brunschwig (p. 101). Ils étaient évidemment loin l’un de l’autre bien qu’ils aient pris des positions politiques assez voisines. Sur ce point, on lira les lettres à Couturat, où Meyerson parle excellemment du peuple polonais et de la langue polonaise (idiome d’une complexité exceptionnelle), ainsi que la controverse avec son ami Louis Dumur, républicain anti-allemand. On mesure alors la subtilité de sa pensée.

Jean José Marchand

 

 

 

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