Courlande

 

Jean-Paul KAUFFMANN

Courlande

Fayard

300 pages 19,50 euros

On croit que Jean-Paul Kauffmann vient de nous donner un livre de voyages... Mais on découvre en le lisant que ce récit est bien plus, une marche en pays lointain, vers l’intérieur de soi...

D’abord, qu’est-ce que la Courlande pour nous autres ? Un pays presque imaginaire. Les lecteurs férus d’histoire savent qu’il fut colonisé par les Chevaliers. Porte-glaives, ancêtres des barons baltes, que le maréchal de Saxe fut quelques mois duc de Courlande avant de devenir général en chef de l’armée française. Les lettrés ont lu les œuvres de deux « baltes » : Herman Von Keyserling, auteur d’une mémorable Analyse spectrale de l’Europe, qu’on peut relire avec intérêt, et son oncle, Eduard Von Keyserling, auteur de romans crépusculaires de l’époque 1900. Mais rien sur le pays lui-même. Pourtant la duchesse de Courlande (1761 – 1821) a joué un rôle important dans notre histoire. Elle fut au centre des intrigues contre Napoléon, maîtresse favorite de l’ignoble Talleyrand, (qui allait jusqu’à écrire lui-même au tsar Alexandre pour lui réclamer le prix en francs de ses trahisons, mais qui fut réellement attaché à la duchesse). (Montrond (1) écrivait à Lady Yarmouth : Talleyrand is trembled in a very violent love with the D. C. (la Duchesse), all his love are really very antiquities… (Elle n’avait que 45 ans.) Sa fille, la duchesse de Dino (1792 – 1862), suppléait Talleyrand au point d’être notre véritable ambassadeur à Londres sous Louis-Philippe (bien que Balte et allemande de cœur.) Elle fut aussi probablement la maîtresse de Talleyrand malgré la différence d’âge. Tout cela ne semblait en rien Letton, or c’est très spécifique de la Courlande : les barons baltes, nous dit Kauffmann, ont marqué le pays et leurs châteaux y ont laissé une trace qui ne s’est pas effacée.

Mais l’empreinte qu’a laissée la Courlande sur Kauffmann, c’est son amour d’adolescent pour la jeune lettonne qui fut sa maîtresse au Canada : impression décisive que nous ressentons avec lui. Or son récit stendhalien n’est pas un livre psychologique ; lui-même ne s’était pas rendu compte de l’importance de cet amour de jeunesse avant que les hasards d’un reportage (pour un journal aujourd’hui disparu) l’entraînent à Riga, puis à Liepaja (Libau), le principal port de Courlande : « Toujours une lumière terne sur un pays qui ressemble à de la cendre. » Il y a rendez-vous avec le « résurrecteur », celui qui est chargé d’identifier les corps des soldats allemands tombés dans une offensive désespérée sur les arrières de l’armée russe. Lui-même veut retrouver les traces d’un Alsacien disparu (la famille de Kauffmann est Alsacienne). Il ne retrouve pas ce « résurrecteur » malgré plusieurs rendez-vous manqués, mais il parcourra l’immense cimetière (30 000 tombes), le plus grand de la Lettonie, où reposent les soldats allemands.

Dans une Skoda rouge, il parcourt le pays avec sa femme. Il fait la connaissance de la lectrice de français à l’Académie de Liepaja, une Bretonne, qui lui apprend qu’il n’y a pas d’article en letton (cette langue est avec le lithuanien la plus proche du sanscrit, de l’originel indoeuropéen) et peu à peu découvre leur esprit.

Avec Kauffmann et son épouse, nous nous éprenons des Lettons, gens qui sont comme les pierres, « lents à chauffer, mais la chaleur reste ». Leur gravité parait extrême, mais de façade (les Lettons, luthériens, jouèrent un rôle énorme en Russie, orthodoxe, alors que les Lithuaniens, catholiques, furent plus proches des Polonais). Un Letton faillit d’ailleurs sauver le régime soviétique contre Eltsine, si Gorbatchev n’avait été si faible et incertain. Il y a là-bas toute une violence « rocker » qu’on n’imagine pas de Paris. Un rocker, rencontré par Kauffmann, se retrouva en effet SDF à Paris justement, quelques années plus tard. Le tiers de la population est Russe, très différente des Lettons, plus positifs que les Russes, qui eux, ont ce côté « envol – catastrophe » qu’a admirablement analysé Georges Nivat (étant apocalyptiques et fabulateurs, selon Keyserling). Ainsi le monde moderne mélange l’eau et l’huile en espérant désespérément un liquide neutre, et Kauffmann se rend compte que la jeune femme qui l’a autrefois éveillé à l’amour l’a, aussi, éveillé à la différence.

Liepaja Karosta était le port d’où partit la flotte russe en 1905 pour se faire anéantir par les Japonais à Tsushima. Là encore, c’est le lecteur qui médite. Les Allemands d’aujourd’hui, presque devenus des caricatures d’Américains, jusqu’au désastre économique déjà commencé, ont perdu le sens de l’extraordinaire grandeur de leur passé. Kauffmann, par exemple, rencontre un Herr Doktor, originaire de Königsberg, la ville de Kant, aujourd’hui port russe ; cet homme est assez sympathique, malgré sa tendance à étaler sa colossale érudition, mais la flamme germanique est morte en lui ; il ne reste que le côté professoral : Kauffmann ne le dit pas, nous le fait éprouver.

Les châteaux admirables, construits par les plus grands architectes du 18ème siècle, tel Rastrelli, franco-italien né à Paris, auteur du Palais d’hiver à Saint-Pétersbourg et du château de Mitau, où résida Louis XVIII exilé, ne sont pour ce Herr Doktor que des prétextes à étaler ses connaissances. Le gouvernement letton, lui, les utilise comme facultés d’enseignement supérieur, les sauvant ainsi de la ruine (l’intérieur fut saboté par le régime communiste.)

Kauffmann découvre alors que ce sont les Lettons qui fondèrent aux Antilles Tobago, alors baptisée « Nouvelle Courlande » (un sonnet commémoratif le rappelle là-bas). De même qu’est né en Lettonie un des oligarques les plus riches des pays de l’Est et c’est à Mitau que l’abbé Edgeworth (prêtre irlandais qui confessa Louis XVI au pied de l’échafaud) maria Madame Royale, sœur du roi, au duc d’Angoulême, qui était impuissant. Encore un symbole que Kauffmann ne commente pas.

En Courlande, il a découvert un « état particulier de l’atmosphère ». Toute sa vie a donc été un perpétuel voyage aux îles Kerguelen ! Il est un être des confins, un homme qui voudrait toujours se situer au-delà. Il est voué à connaitre un perpétuel « voyage sentimental ». Aussi ce livre ne peut pas avoir de conclusion si ce n’est celle-ci qu’il y a en nous « une jeunesse que les années ne pouvaient atteindre. » Chacun sa Courlande.

Jean José Marchand


1) Montrond était le mari d’Aimée de Coigny, la « jeune captive » d’André Chénier, et « Mademoiselle Monk » selon Maurras.

 

 

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